Les visites impromptues sont généralement réservées aux frères et aux bons amis. C’est précisément dans cette catégorie que le Premier ministre éthiopien, Abiy Ahmed, place le président français Emmanuel Macron. Il a par conséquent jugé opportun d’informer son homologue seulement cinq jours en amont de son voyage à Paris, le 22 mai. Les chefs d’État s’étaient quittés en décembre, à Addis-Abeba, où Emmanuel Macron avait assisté à l’inauguration du palais du Jubilé ? et fêté son anniversaire. Les deux chefs de gouvernement se sont donc retrouvés à l’Élysée ce printemps pour « continuer d’explorer les possibilités de renforcer la collaboration économique », selon le communiqué publié sur le compte X du bureau d’Abiy Ahmed.

Le Premier ministre s’est ensuite envolé pour Rome, où il a achevé sa tournée européenne alors qu’il aurait initialement envisagé de se rendre à Londres. Ces deux destinations stratégiques devraient permettre de s’assurer du soutien de l’Union européenne (UE). La France pourrait convaincre son partenaire allemand. De son côté, Giorgia Meloni, la Première ministre italienne, sert régulièrement de relais avec les gouvernements nationalistes. « Le principal élément de cette tournée devait être de sonder les pays alliés sur leur réaction en cas d’une nouvelle guerre avec l’Érythrée. Le régime, au bord de la banqueroute, cherche en outre toute source de financement possible », indique Mehdi Labzaé, chercheur spécialiste de l’Éthiopie au CNRS.

La « probabilité très importante » d’une nouvelle guerre

Le programme d’aide du FMI entamé en juillet 2023, dont une nouvelle tranche de 265 millions de dollars devrait être débloquée en juin, ne suffit pas à enrayer la pauvreté rampante qui touche 26 % des 130 millions d’Éthiopiens, selon un rapport de l’Ethiopian Economics Association publié le 22 mai. Pour ne rien arranger, la région menace de s’embraser une nouvelle fois. Devenue indépendante en 1993, l’Érythrée est entrée en guerre contre son ancienne capitale entre 1998 et 2000. Les relations sont restées tendues jusqu’à l’arrivée d’Abiy Ahmed, récompensé par le prix Nobel de la paix en 2019 pour ses efforts de paix avec son voisin. Cette entreprise a en réalité posé les bases de la guerre dans la région frontalière du Tigré, qui se remet difficilement de ce conflit meurtrier conclu en novembre 2022 par l’accord de Pretoria. Abiy Ahmed rêve désormais d’établir un port commercial et une base navale sur le littoral érythréen, possiblement au niveau du port d’Assab. Il a d’ailleurs qualifié la perte de l’accès à la mer, depuis la sécession d’Asmara, d’« erreur historique ».

« Il y a un consensus général en Europe sur la quête légitime de l’Éthiopie pour obtenir un accès à la mer, mais aucun responsable politique n’a jamais répondu concrètement sur la manière d’apporter son aide », constate Abel Abate, chercheur au programme Afrique du cercle de réflexion Chatham House. Abiy Ahmed pourrait donc être allé chercher des alliés à même de négocier une situation « gagnant-gagnant » comme la Turquie tente de le faire entre l’Éthiopie et la Somalie, après l’escalade diplomatique liée, là encore, à la volonté de détenir un port et une base navale, cette fois à Berbera, dans la république autoproclamée du Somaliland. La priorité reste, cependant, de s’assurer du soutien de l’Europe, au moins sur le plan politique, dans un contexte de « probabilité très importante » que l’Éthiopie et l’Érythrée renouent avec la guerre, comme le souligne Abel Abate.

Des négociations militaires en parallèle

L’attitude conciliante de l’UE et en particulier de la France, malgré la poursuite de conflits civils, notamment dans les régions Amhara et Oromia, qui s’accompagnent de violations des droits de l’homme à grande échelle, a tout pour rassurer le Premier ministre. Face à lui, le dictateur érythréen Isaias Afwerki, qui tient d’une main de fer son pays depuis l’indépendance, en imposant un service militaire à durée indéterminée et en contraignant tout dissident à l’exil. « Personne ne veut voir Isaias Afwerki étendre son pouvoir sur la région, commente le chercheur Mohamed Kheir Omer, spécialiste de la Corne de l’Afrique. Abiy Ahmed essaie en outre de convaincre les Européens qu’il fait tout pour mettre en ?uvre l’accord de Pretoria, mais qu’il se heurte à la faction du Front de libération du peuple du Tigré dirigée par Debretsion Gebremichael, alliée depuis peu avec l’Érythrée. »

En parallèle de ce déplacement à visée diplomatique, Abiy Ahmed bénéficie du soutien militaire de la Turquie ? qui fournit les drones utilisés en région Amhara sans épargner les civils ? et des Émirats arabes unis. « Ces alliés, acquis à la cause éthiopienne, l’aident à préparer la guerre avec l’Érythrée. Le chef d’état-major général, Birhanu Jula Gelalcha, vient de rencontrer des hauts responsables de la défense russe à Moscou. Abiy Ahmed conserve également de bonnes relations avec la Chine », détaille Mohamed Kheir Omer. La marche vers la guerre s’accélère avec le déploiement d’équipements militaires ces derniers mois dans la région Afar, mitoyenne de l’Érythrée et du Tigré. Des touristes étrangers ont récemment été empêchés de se rendre dans cette région, tandis que des camions transportant des produits de consommation sont retenus en Afar et en Amhara.

D’ambitieux projets incapables d’aider une population à bout de souffle

« Nous avons besoin de ces relations diplomatiques avec l’UE, mais elles doivent s’effectuer au bénéfice de la population éthiopienne et non pour permettre à un seul dirigeant de se maintenir au pouvoir, insiste Desta Tilahun, secrétaire générale du Parti révolutionnaire du peuple éthiopien. Les responsables politiques européens doivent comprendre la situation actuelle de notre pays où des personnes meurent tous les jours à cause de la sécheresse, de la guerre, de l’inflation? Les conflits internes privent les enfants d’école et encouragent les jeunes à prendre les armes. Nous n’avons jamais connu un tel chaos et si l’Éthiopie s’écroule, le monde en subira les conséquences. »

La femme politique soupçonne Abiy Ahmed d’avoir réclamé de nouveaux fonds à Emmanuel Macron et à Giorgia Meloni pour achever « ses luxueux projets », bien loin des préoccupations des citoyens. Les professionnels de la santé sont ainsi en grève depuis le 13 mai pour dénoncer des salaires dramatiquement bas et des conditions de travail catastrophiques. Ce mouvement s’est accompagné d’une vague de répression à la suite de laquelle Amnesty International a recensé 121 arrestations arbitraires. Parmi les projets d’Abi Ahmed, « les corridors » qui visent à élargir les voies de circulation au détriment des habitations et des commerces locaux. Ou encore le Grand barrage de la Renaissance (GERD) qui devrait être inauguré ces prochains mois.

« L’Éthiopie a besoin de fonds supplémentaires pour les dernières finitions », explique Desta Tilahun. En Italie, Abiy Ahmed a rencontré Pietro Salini, le PDG de Webuild, une des principales entreprises engagées sur le GERD, qui s’est plainte, par le passé, de retards de paiement. Le chef d’État a aussi échangé avec le nouveau pape, Léon XIV, ou encore tenté de convaincre les investisseurs de revenir en Éthiopie. Une position d’équilibriste difficile à tenir à la veille d’une potentielle guerre que tout le monde redoute déjà.

À Paris et Rome, l’Éthiopie cherche des alliés face à l’Érythrée