Le 28 juin, l’ancien ministre de l’Énergie a été définitivement condamné à 20 ans de prison, alors qu’il se trouve aux États-Unis. Retour sur une affaire hors norme aux ramifications internationales.

Il ne pourra plus rentrer en Algérie sans se retrouver en prison. Le sort de l’ami d’enfance et protégé de l’ex-président Abdelaziz Bouteflika, en exil aux États-Unis depuis 2013, est désormais en suspens. La justice a en effet confirmé, en appel fin juin, le verdict de 20 ans de prison ferme ainsi que le mandat d’arrêt international et les 12 500 d’euros d’amende prononcés à son encontre par contumace en février en première instance.

À l’aune de cette sentence, une extradition de l’ancien ministre de l’Énergie (de 1999 à 2010) est-elle possible ? « L’Algérie et les États-Unis ne sont pas liés par un accord d’extradition. Donc cette option semble impensable pour l’instant », explique un juriste joint par Jeune Afrique.

Reste que, dès l’émission du premier mandat d’arrêt par l’Algérie en 2013, la justice américaine avait enquêté sur les biens de l’ex-ministre de l’Énergie sur le sol américain. Une collaboration freinée par le manque d’intérêt de la partie algérienne, jusqu’à 2020. Cette enquête de la SEC (Securities and Exchange Commission, le gendarme de la bourse américaine) visait sept contrats de huit milliards d’euros obtenus par Saipem (filiale d’ENI) auprès du groupe algérien Sonatrach entre 2007 et 2010, période durant laquelle Chakib Khelil dirigeait encore le ministère de l’Énergie.

Sociétés écrans

Pour faciliter l’obtention de ces marchés, il avait alors imposé aux Italiens comme intermédiaire Farid Bedjaoui, un homme d’affaires qu’il présentait, selon le document de la SEC, comme son « assistant personnel » ou encore comme « son propre fils ». En échange de ces services, Saipem a ainsi versé 198 millions d’euros de commissions à Farid Bedjaoui via la société écran de celui-ci, Pearl Partners, domiciliée à Hong-Kong.

Certes, Chakib Khelil n’a pas été nommément cité par le gendarme de la bourse américaine, mais les termes par lesquels il est désigné ne laissent aucun doute sur son intérêt à imposer Farid Bedjaoui comme facilitateur entre Saipem et Sonatrach.

« L’intermédiaire a redirigé au moins une partie de cet argent, par le biais de sociétés écrans à des fonctionnaires algériens ou à leurs délégués, y compris le ministre de l’Énergie de l’époque », écrit le mémorandum de la SEC.

« Une partie de l’argent a été versée aux hauts fonctionnaires algériens ou leurs intermédiaires, via des sociétés écrans, y compris Khelil, confirme un avocat qui suit de près cette affaire. Il est donc toujours soumis à une surveillance étroite de la part des Américains. Tout dépend de la conclusion d’un accord bilatéral d’extradition entre les deux pays. »

Lors du verdict en appel du 28 juin, une peine de 5 ans de prison a été confirmée contre Mohamed Meziane, ancien président directeur général de Sonatrach au moment des faits. Son adjoint et vice-président du groupe pétrolier algérien, Abdelhafid Feghouli, a lui écopé de 6 ans de prison pour conclusion de marché de gré à gré douteux entre 2004 et 2009, pour une valeur de 11 milliards de dinars (74 millions d’euros) et qui portait sur l’équipement en matériel de télésurveillance des sites de Sonatrach.

Ils étaient poursuivis pour l’octroi du marché du gazoduc d’Arzew à la société Saipem, au détriment de l’entreprise émiratie Pétrofac, sur instruction de Chakib Khelil. Même si elle disposait d’une base logistique à Hassi Messaoud, dans le sud de l’Algérie, Saipem n’a créé sa filiale dans le pays qu’en 2005. Ce qui ne l’a pas empêchée de remporter de nombreux appels d’offres, y compris face aux géants Halliburton, Anardarco et Schlumberger, dont l’ancrage en Algérie était pourtant plus ancien.

Enquête

Lancée en janvier 2010 par le Département du renseignement et de la sécurité (DRS), l’affaire Sonatrach 1 concerne entre autres le marché d’équipements de tous les complexes gaziers du pays remporté par le groupe algéro-allemand Contel Funkwerk et la rénovation du siège de Sonatrach d’Alger. Des soupçons de corruption pèsent sur le contrat, mais le nom de Chakib Khelil, déjà en poste depuis 10 ans à la tête du ministère de l’Énergie, n’est pas une seule fois cité. Il s’en tire avec son départ du gouvernement, en mai 2010, à la suite des accusations de malversations contre les hauts cadres de l’entreprise nationale de pétrole.

Et ce en dépit d’une enquête en amont diligentée par le département du renseignement et de la sécurité, qui l’implique directement dans le réseau de corruption autour du mastodonte pétrolier national. Alors qu’aucune poursuite n’était encore engagée contre Chakib Khelil, Mohamed Meziane soutient que rien ne pouvait être entrepris sans l’aval écrit ou verbal de Chakib Khelil. Mais à l’époque, déférer un ministre devant un juge était impensable.

Concernant l’attribution du projet gazoduc d’Arzew à Saipem, l’ancien PDG de Sonatrach Mohamed Meziane reconnaît à la barre : « au début, il y avait plusieurs offres mais à la fin, il n’en restait que deux et celle de Saipem était 60 % plus cher ». « Il y avait une différence de 6 milliards de dinars, poursuit-il. Fallait-il revoir l’appel d’offres ou continuer ? J’ai demandé un abattement d’au moins 25 %. Le ministre n’était pas d’accord. Il a proposé par écrit 12,5 %. Tullio Orsi, le patron de Saipem, a soutenu qu’il ne pouvait pas aller au delà de 12 %. Il a menacé en cas de refus de se retirer. Il était sûr de lui. » Le projet revêtant un caractère d’urgence, la partie algérienne a cédé.

Première fuite

En février 2013, la justice italienne ouvre une enquête judiciaire sur les 198 millions d’euros de commissions liés aux 7 contrats de 8 milliards d’euros obtenus par Saipem en Algérie. Acculé, le président Bouteflika ordonne à la justice algérienne de mener à son tour des investigations sur la gestion de Sonatrach. Alerté de l’imminence de son arrestation, Chakib Khelil prend la fuite. Direction Paris, puis à Washington.

En août 2013, le procureur général d’Alger, Belkacem Zeghmati, annonce l’ouverture d’une information judiciaire lors d’une conférence de presse et l’émission de mandats d’arrêts internationaux contre Chakib Khelil, son épouse et ses fils dans le cadre de ce qui est désormais connu sous le nom de « affaire Sonatrach 2 ». Ulcéré par les poursuites dont fait l’objet son ami d’enfance, Abdelaziz Bouteflika, qui vient de rentrer d’une longue hospitalisation à Paris, charge son frère Saïd d’obtenir le blanchissement de Chakib Khelil.

En septembre, le ministre de la Justice, Mohamed Charfi est limogé et remplacé par Tayeb Louh, un magistrat proche du cercle présidentiel. Le nouveau garde des sceaux est chargé de liquider le dossier avec les instructions de Saïd Bouteflika. La cellule du DRS chargée d’enquêter sur les affaires de corruption est démantelée. Le mandat d’arrêt international sera annulé en 2015 pour vice de procédure.

Assuré de son impunité, l’ex-ministre de l’Énergie rentre en Algérie en mars 2016, accueilli à l’aéroport d’Oran par le wali de la ville dans le salon d’honneur, entre les fauteuils en cuir et les bouquets de roses.

Il entame une tournée dans le pays, ponctuée de conférences dans des universités et des pèlerinages dans des zaouïa. Devant les caméras des télévisions privées, il arbore un costume de présidentiable.

Deuxième exil

Le Hirak de février 2019 met à bas le régime Bouteflika. Ahmed Gaïd Salah, chef d’état-major de l’armée et véritable homme fort du pays après le départ de Bouteflika, relance l’opération « mains propres », dont les nombreux dossiers qui concernent Sonatrach. De nouveau alerté, Chakib Khelil repart aux États-Unis.

Le mandat d’arrêt international contre l’ex-ministre est ainsi réactivé. Son premier procès s’est tenu en son absence en février 2022. Un deuxième, en appel, s’est tenu en juin de la même année.

Devant le même prétoire en mai 2022, Saïd Bouteflika et Tayeb Louh étaient jugés pour interférence dans le travail de la justice. Le premier est acquitté et le second écope de 5 ans d’incarcération. Saïd Bouteflika a reconnu à la barre qu’il était resté constamment en contact avec Chakib Khelil depuis son exil américain via SMS, parce qu’il est « un ami de la famille Bouteflika », précisant que son frère lui avait demandé de « suivre l’affaire et non de donner des ordres » pour liquider les accusations qui pesaient sur l’ex-ministre de l’Énergie.

Abdelaziz Bouteflika, décédé en septembre 2021, n’a jamais été convoqué par la justice pour livrer sa version des faits. Pas plus que l’ancien ministre de la Justice et procureur général d’Alger Belkacem Zeghmati, actuellement ambassadeur en République tchèque. (Jeune Afrique)

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